junio 05, 2016

REFLEXIONES SOBRE LA NARRATIVA EN GUATIMOZÍN


Hoy queremos reproducir un interesante análisis, crítico, sobre los efectos que producen las interacciones entre la voz narradora en la ficción de la novela histórica GUATIMOZÍN, escrita por Gertrudis Gómez de Avellaneda en 1846 y los textos históricos de Hernán Cortés.
El artículo ha sido publicado reciente y originalmente en la revista AMÉRICA [48 | 2016: La chronique en Amérique latine XIXe-XXIe siècles (vol.1)]. El interesante análisis, que aparece en francés, idioma en el que lo reproducimos, es autoría de la investigadora Joséphine Marie de la Universidad d’Artois.
Las reflexiones y análisis son la continuación de algunos de los puntos tratados en la tesis doctoral de la autora en 2013, titulada: Las Américas y el Caribe hispanos en las narrativas de Gertrudis Gómez de Avellaneda: la visión romántica de la mirada postcolonial. Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle.
En el año 2012 el blog La divina Tula publicó Una anécdota en la vida de Cortés la leyenda basada en "Guatimozín, último emperador de Méjico" a la que hace referencia el estudio.
Los lectores que deseen ampliar conocimientos o consultar la obra analizada, pueden visitar en nuestro blog las siguientes entradas:






Manuel Lorenzo Abdala




L'effet chronique dans la fiction
El efecto de las crónicas en la ficción

 

Dialogues avec les chroniques et histoires de la conquête du Mexique dans Guatimozín :
Espace-temps de l’anéantissement, citations et re-sémantisations

Diálogos con las crónicas e historias de la conquista de México en Guatimozín: 
Espacio-tiempo de la aniquilación, citas y re-semantizaciones

Joséphine Marie

 

«Dialogues avec les chroniques et histoires de la conquête du Mexique dans Guatimozín», América, 3 de junio de 2016

48 | 2016 : La chronique en Amérique latine XIXe-XXIe siècles (vol.1)



Joséphine Marie

Université d’Artois


Resumen del artículo (en español):

A mediados del siglo XIX, Gertrudis Gómez de Avellaneda publica Guatimozín, una reescritura de la conquista de México que cobra la forma de una novela histórica de índole romántica. La singularidad de dicha ficción estriba en los efectos que producen las interacciones entre la voz narradora y los textos de Hernán Cortés, Bernal Díaz del Castillo, Clavijero, Solís o W. Robertson. El diálogo transtextual y el surgimiento de un discurso polifónico fundamentan primero una estética moderna del espacio, para decir el proceso previo a la destrucción del lugar, el movimiento errático y el acto de borrar la memoria. El cotejo de las escrituras acarrea también cuestionamientos sobre el mismo significado de las palabras y del lenguaje. Paradójicamente, la obra hecha luz sobre los silencios y las lagunas de las palabras históricas de las fuentes. Así, se subvierte y cuestiona plenamente la univocidad de las crónicas e historias de los «primeros tiempos», sin que aquellas dejen de fundar el texto nuevo, al dotarlo de su propia legitimidad.


Artículo (en francés)

Les discours chronistiques et historiques des premiers temps de la Conquête et de l’époque coloniale, textes fondateurs des littératures des Amériques, constituent un vaste hypotexte qui, jusqu’à nos jours, n’a cessé d’être invoqué, exploité, subverti et parodié. Dans l’histoire de la longue entreprise de décolonisation des regards, l’écriture romantique, écriture de transition, constitue un point de départ. Elle laisse voir nombre de tentatives de déplacement de la vision d’une Espagne découvrant et exploitant le Nouveau Monde, pour tâcher, avec plus ou moins de bonheur, de laisser émerger celles des vaincus.

À de nombreux égards, les modalités des créations littéraires de cette période charnière peuvent aujourd’hui sembler bien désuètes. Toutefois, Guatimozín de Gertrudis Gómez de Avellaneda (1846), nouveau récit de la Conquête du Mexique revêtant la forme d’un roman historique d’inspiration romantique, surprend par la modernité des stratégies de réécriture qu’il met en place et les déplacements qu’il entreprend1. Les interactions que crée la fiction, entre la voix narrative et les textes de Hernán Cortés, Bernal Díaz del Castillo, Clavijero, Solís ou encore William Robertson (d’après les auteurs explicitement nommés dans le récit), annoncent certains des paradigmes des littératures postérieures. Tout d’abord, le dialogue transtextuel (Genette, 1982 : 7-14) donne lieu à une esthétique tout à fait moderne de l’espace, laquelle déstabilise l’organisation chronologique et spatiale, caractéristique de la chronique au sens traditionnel du terme. Il s’agit alors de dire le processus préalable de destruction du lieu qui faisait mémoire, pour signifier l’errance, et ainsi l’effacement des histoires ayant cédé place à l’Histoire officielle. Mais le dialogue avec les hypotextes vient également modifier en profondeur la lettre et les idéologies des supposés modèles d’écriture et de pensée de l’Histoire, par la mise en œuvre d’un discours polyphonique et instable. Au sein du nouvel écrit manipulateur, les interrogations qui émergent sur le sens même des mots et du langage révèlent encore paradoxalement la partialité, les « béances » et les lacunes de la parole historique des sources, lesquelles deviennent alors toutes relatives. Certes, les écrits historiques ne cesseront pas d’être exploités de manière attendue comme la parole première des autorités que l’on montre ostensiblement au fil du texte2, conformément à l’habituelle rhétorique qui permet à l’auteur de s’attirer la bienveillance du lecteur et de se déresponsabiliser. Cependant, au-delà de ce procédé récurrent, chroniques et histoires sont tout autant un fondement qui confère à la fiction la légitimité de l’écrit documenté, que des écritures subverties et pleinement interrogées dans leur univocité.

Au travers de l’analyse de la mise en récit de la destruction Indes, soit celle de Tenochtitlán, l’objet est donc de mettre en lumière, de façon non exhaustive, avec quelques exemples, certaines modalités de cette réécriture qui altère les écrits premiers avec originalité. Il s’agit d’envisager les stratégies de déstabilisation des discours les uns par les autres, à travers un usage général de diverses formes de transtextualités.


Au-delà de la fonction descriptive

Guatimozín transforme le cadre spatio-temporel initialement posé par le genre polymorphe, genre aux frontières poreuses, que sont les crónicas, cartas relatorias, relaciones ou encoré certaines historias, entendues comme «información interpretativa y valorativa de hechos noticiosos, actuales o actualizados, donde se narra algo propio al tiempo que se juzga lo narrado», d’après la définition de Gonzalo Martín Vivaldi reprise par Juan Manuel Cuartas (Cuartas, 1991 : 499-500). Ici, la fiction modifie la forme première des chroniques, lesquelles se caractérisent notamment par l’orientation commune dans le récit de grands événements officiels, structurés autour d’une supposée rigueur chronologique, où les faits seraient organisés en séquences temporelles déterminées (ibid. : 504-508). Les modifications opérées, par rapport aux textes sources de Guatimozín(en particulier les écrits de Cortés et de Bernal Díaz del Castillo, pour ce qui concerne les dates, itinéraires et faits précis de la Conquête), font naître une « temporalité syncrétique » qui révèle une « manipulation » ou « distorsion » du temps historique (Guicharnaud Tollis, 1994 : 108-114). À notre sens, ces distorsions visent à établir une réinterprétation des événements, au service d’une esthétique de l’anéantissement et de l’oubli. L’espace est alors reconfiguré autour de la temporalité de sa mort. Certes, le roman romantique ne saurait faire l’économie de la description du lieu. Celui-ci est originellement dressé dans les chapitres liminaires, au sein de descriptions du milieu de l’Empire aztèque sur le mode costumbrista. À l’instar du discours de l’historien-ethnologue, ces passages ont vocation à présenter le milieu d’ancrage de la diégèse et ses habitants, en d’autres termes le cadre et les personnages, mais aussi à opérer le geste de réappropriation du récit des territoires américains par l’auteur natif. Pourtant, au vu des modalités choisies, de telles descriptions ne sont pas sans rappeler le discours des chroniques (évocation des richesses de la faune, de la flore, description des us et coutumes) depuis un regard qui souhaite présenter les Aztèques, autrement appelés americanos, au lectorat. Ce regard essentialiste reste exogène, et élabore des types, au moment d’inventorier les Amériques. Mais cette mise en scène folklorisante est en réalité annulée dans une incessante mise en mouvement. Et il ne s’agit pas de mettre en scène la seule destruction thématique du lieu, mais d’opérer une destruction esthétique du cadre fictionnel. A posteriori la narration déconstruira ainsi les estampes romantiques, les lieux patrimoinecensés reconstituer la mémoire d’un âge d’or révolu.

La déconstruction passera d’abord par un entremêlement des regards qui entend annuler le caractère hispano-centré de la description du lieu de celui qui était initialement l’Autre, en tentant de rendre ainsi les perceptions relatives3. Si l’œuvre expose diverses visions qu’ont les Espagnols de la terre nouvelle – conformément aux sources qui proposent un inventaire et manipulent la rhétorique de la surprise face aux lieux découverts et auxhabitus in situ –, elle tente de restituer le sentiment d’étrangeté également ressenti par les personnages autochtones, face aux nouveaux venus. Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, le regard, tel que la narration l’imagine, est donc toujours pris dans une relation. Dans les chapitres liminaires (IV et V), l’exemple des deux tournois est significatif. Ils mettent en scène la vision de l’Autre comme spectacle. Cette dimension est donc introduite de manière thématique, dans des scènes de présentation, d’observation et de reconnaissance mutuelle des forces et des identités en présence. La narration évoque notamment l’intention qu’a Cortés d’organiser une fête militaire à la manière de « son pays » (Gómez de Avellaneda, [1846] 1914 : 248), champ qui, rattaché à ce possessif, ne concerne donc pas celui de la voix narrative.

Mais ensuite, la narration refusera tout bonnement les descriptions pour privilégier l’évocation des actions pratiquées sur un territoire détruit et puis inhabité. Ce n’est pas l’édification qui fait l’objet du propos, mais bien le mouvement qui traverse le lieu et le fait devenir espace4 impraticable, inhabitable. Le lieu est reconfiguré, d’une part, autour du mouvement dévastateur, et d’autre part, autour de la chronologie précise de son anéantissement. Après avoir été site esthétisé, pittoresque, exotique, sublime, ou encore berceau de la réédification d’une culture précolombienne exemplaire, la terre ne se conçoit plus que de manière pragmatique, pour n’être qu’un terrain ou champ de bataille. Des termes génériques pour désigner des lieux indistincts sont privilégiés. La toponymie peut se contenter de nommer génériquement certains espaces comme des « pueblecillos de tránsito ». L’espace de l’invasion perd sa référentialité préalable, pour devenir paradigme de la dévastation. Suivant cette logique de reconstruction-destruction esthétique, l’espace devient significativement l’endroit des étendards et des insignes, représentation figurative qui, en échos, n’est plus qu’un ersatz du lieu patrimoine, à partir d’une reconstruction symbolique (ibid. : 507-508).

La métaphore organique qui associe la dématérialisation multiple des lieux à celle des corps est filée tout au long de l’œuvre. Dans la grande fresque d’un espace organique qui « vomit des morts », ou les « avale » («¡El lago estará muchas horas vomitando muertos, pues bastantes ha tragado esta noche!», ibid. : 391), la destruction de la mémoire (et de son récit) se dit par la réduction spatiale et l’élimination de la matérialité de la terre comme du corps. À partir des sources que l’on rappelle, en réalité l’espace de guerre ne s’appréhende plus que depuis la toponymie précise, énumérative et laconique d’un mouvement centripète de dépossession, qui mènera à une Tenochtitlán décomposée. Le texte se structure finalement à partir d’une série d’échos menant à une image définitive qui signifie l’absence. C’est ainsi qu’il transforme les lieux dressés dans le discours chronistique. Il refuse même le point fixe (« cierto paraje designado », « un solo punto del barrio » (ibid. : 539, 544), ne serait-ce que comme simple cadre de l’action, pour privilégier l’image de l’îlot soumis à un processus de rétrécissement continu, puis total « único pedazo de tierra », « no tienen asilo sobre la tierra », « atancándolos a la vez por tierra y por agua » (ibid. : 542, 544, 547). Et le texte se termine par une image de la négation même de la ruine, puisque l’allusion à celle-ci ne sera pas l’occasion des descriptions dont le romantisme est pourtant si friand, au moment d’exalter habituellement les vestiges d’un passé glorieux. La voix narrative se contentera d’ailleurs d’une hyperbole pour suggérer l’ineffable, au moment d’achever le récit d’une conquête mexicaine paradigmatique («¡Jamás se ha verificado tan completo saqueo! ¡jamás se escribirá en la historia de las conquistas victoria tan sangrienta!» (ibid. : 538)). Rien de tel que l’absence du dire pour signifier le néant. Cette réflexion, insérée dans la narration, entérine le refus final de la description du lieu dans l’écriture romanesque. L’anéantissement esthétique est véritablement porteur de la charge contemporaine du non-lieu, espace négatif, conformément à la définition qu’en donne Marc Augé5. L’œuvre ne présente plus la fonction descriptive que l’on associe à l’espace conquis et au lieu de fondation.

La distorsion du temps historique qui s’inscrit dans le jeu de la «temporalité syncrétique» du récit fictionnel, où on utilise les silences, sélectionne des moments, censure, invente, intègre, ferait surgir un mythe fondateur, à l’origine d’une nouvelle version de l’Histoire du Mexique qui déplace le point de vue des historiens (Guicharnaud Tollis, 1994 : 114). Il est indéniable que, dans son ensemble, le récit romantique souhaite effectivement établir une histoire fondatrice, inévitablement complétée de l’invention d’une mythologie héroïque, nécessaire à « l’émergence d’une conscience historique » (Glissant, [1981] 1997 : 231-234), dont témoigne le choix même du procédé, très répandu à l’époque romantique, qu’est l’usage du personnage éponyme. Ce dernier renvoie à la vision d’une Histoire exclusivement fondée sur l’action de « grands hommes », lesquels sont les héros glorifiés par la diégèse. Dans une note visant d’ailleurs à justifier le choix de prendre pour protagoniste Guatimozín (Cuauhtémoc), le neveu de Moctezuma II, et non ce dernier, Gertrudis Gómez de Avellaneda explicitera très clairement que son texte constitue une variation face à la tradition historiographique. Cela rend donc visible le projet d’une œuvre qui se présente comme réécriture, et non comme récit conforme aux sources, et qui permet un rapprochement entre le statut de l’auteur et celui de l’historien6.
Mais le geste d’écriture est multiple. À notre sens, dans cette destruction progressive du lieu, c’est l’épuisement même de la fonction descriptive de la mémoire matérielle qui souligne davantage l’absence de traces. S’il est un mythe fondateur, c’est paradoxalement celui de l’absence d’histoire. Le lieu de la destruction devient ainsi lieu impossible qui appelle la mémoire. Il ne s’agit plus d’écrire l’Histoire, mais de décrire l’occultation des histoires, sous de multiples points de vue. Ce n’est donc pas la seule organisation de la chronique traditionnelle dans son rapport au temps qui est refondue par la fiction, mais aussi l’organisation et la fonction des espaces qu’elle traverse, et de leur signification idéologique, dans un récit qui n’est plus celui d’un voyage, ni d’une exploration.


La lettre des sources

À ce titre, lorsque l’œuvre a précisément recours à la forme la plus visible du rapport intertextuel, c’est-à-dire à la citation, c’est tout particulièrement dans le cadre de ce renversement opéré au service de l’esthétique moderne de l’espace. La mise en scène de la décomposition physique d’une collectivité-territoire est en effet renforcée par l’effet de distance de la citation sortie de son contexte initial. La fiction oriente la source selon sa perspective propre, pour établir une nouvelle vérité, à partir de la linéarité cassée du discours historique, et de la modification de sa substance par la décontextualisation.

Ayant pourtant l’air de « démettre le locuteur de son énonciation, de l’abriter derrière un autre auquel il cède la parole » (Compagnon, 1979 : 89), la retranscription des propos de Cortés et celle des messages de désespoir qu’on lui envoie (censés également figurer dans les Cartas de relación elles-mêmes) permettent, par exemple, un retournement de la valeur conférée à l’idéologie conquérante (Gómez de Avellaneda, [1846] 1914 : 542) :

Clementes los extranjeros en comparación de los americanos, intentaron en vano poner término a la carnicería en que se cebaban sus feroces auxiliares. –«Fue grandísima la mortandad -dice Cortés,- porque usaban de tal fiereza nuestros amigos Tlascaltecas que por ninguna vía daban a ninguno la vida, por más que fueran de nosotros reprendidos y castigados».
Las reliquias guerreras guarecidas en un solo punto del barrio, fortificado por albarradas, enviaron un mensaje a Cortés pidiéndole, según refiere aquel jefe, que pues era hijo del sol, y este astro daba vuelta con tanta brevedad a todo el mundo, que fuese diligente como él, y los acabase de matar.

Dans son ensemble, l’objet de l’écriture de Cortés, acteur et témoin des faits, était de souligner la puissance de l’armée espagnole, de décrire et de justifier son entreprise auprès des rois, tout en participant à l’élaboration de son propre mythe. Dans l’économie générale de la réécriture de Gertrudis Gómez de Avellaneda, la destruction du peuple aztèque n’a plus rien de glorieux. Elle participe au contraire du mythe de l’héroïsme des populations décimées et de la diabolisation de la figure de Cortés. On notera d’ailleurs l’usage des guillemets lorsqu’il s’agit de la parole de Cortés, contre l’usage d’une typographie distincte : les italiques dans l’édition du texte, censées faire émerger et donner de la visibilité à la voix des vaincus. Le processus d’inversion est alors rendu possible, tant par l’extraction et la décontextualisation de ce que l’on présente comme la littéralité du texte historique, que par le statut même de l’auteur de la prétendue source. Celui-ci, qui accède en effet à la dimension de personnage fictionnel allégorique, est le héraut des valeurs qu’il s’agit précisément d’interroger.

Quant à l’exploitation de la citation de ce que l’on dit « être consigné » dans la Historia verdadera de la conquista de Nueva España de Bernal Díaz del Castillo, elle va au-delà de ce simple procédé d’inversion des valeurs, et de la mise à l’honneur de l’élimination de la terre et du corps, abordée sous le seul angle thématique. Elle s’inscrit dans le cadre d’un passage totalement fictif du récit (la tentative avortée de l’assassinat de Cortés et le stratagème de Marina), et clôt significativement le roman. Les derniers mots de l’œuvre révèlent bien un usage conventionnel de la source qui confère la légitimité historique à une fiction qui réélabore cependant la temporalité tout à fait à sa guise7. Précisons cependant qu’ils sont surtout exploités afin de signifier, par la mise en scène symbolique de la culpabilité et du silence, le caractère lacunaire du récit historique de Cortés. La citation déborde le cadre d’une seule approche thématique de la destruction, au sein d’une écriture qui ne serait que celle de la dénonciation, selon une approche binaire et manichéenne. En écho à la nouvelle esthétique « anti-descriptive » établie par le roman, la citation suggère les potentialités de nouveaux paradigmes littéraires. Avec cet ultime détournement de la parole de l’autre, ici l’historien Bernal Díaz del Castillo, le projet de réécriture met en lumière la « non-histoire imposée ». Il ouvre aux débuts d’une « contre-poétique » (Glissant, 1997 : 473-474) de l’effacement sur lequel on ne peut revenir. La réécriture s’auto-justifie en filigrane:

Andaba Cortés mal dispuesto y pensativo después de haber ahorcado a Guatemuz y su deudo el señor de Tacuba, sin tener justicia para ello, y de noche no reposaba, é pareció ser que saliéndose de la cama donde dormía á pasear por una sala en que había ídolos, descuidóse y cayó descalabrándose la cabeza: no dijo cosa buena ni mala sobre ello, salvo curarse la descalabradura é todo se lo sufrió callando (Gómez de Avellaneda, [1846] 1914 : 566).


De la langue au langage

Cette nouvelle dynamique de la voix détournée, la subversion des textes en interférence et la mise en altérité de leur idéologie excèdent la stratégie de refonte de la structure d’ensemble des espaces-temps, ainsi que les ambivalences et décalages opérés par la retranscription de l’hypotexte. Si, avec ces révélateurs d’un renversement de la lettre première, la narration ne faisait déjà que laisser croire à l’établissement d’un monde binaire, en exposant le bon tempérament et le courage des natifs, selon une rhétorique costumbrista de la vérité et de l’authenticité, une écriture relativiste qui touche aux limites de l’unicité d’une vérité unique émerge également. Le texte, moins typifiant qu’il n’y paraît, se donne à voir comme un véritable jeu polyphonique et une parole du doute. La mise à mort de la fonction descriptive pourtant essentielle à la narration romantique, ainsi que la déconstruction des fonctions du chroniqueur, comme voix qui présente, répertorie et inscrit un espace-temps de la fondation, sont rendues possibles, non seulement par le passage de la représentation du lieu à l’émergence du non-lieu, mais aussi par la déconstruction ostentatoire de la langue de l’historien et de sa cosmovision. Plus amplement, le texte revient sur les langues et les représentations qu’elles véhiculent.

Parmi les solutions proposées dans un texte qui cherche à déplacer à la périphérie le regard central des hypotextes, les modalités de l’usage des italiques et des notes, pour signaler des mots en nahuatl comme en castillan (supposément celui que manie Cortés, devenu figure romanesque qui incarne une vision du monde), constituent un fait significatif. Certains mots en nahuatl, fréquemment insérés dans les dialogues, comme dans le corps de la narration, sont soumis à un processus progressif, bien que non systématique, de normalisation. Il s’agit d’une intégration consistant à ne plus marquer l’altérité linguistique par les italiques ou par des notes explicatives, qui cherchent à faciliter la compréhension des lecteurs tout autant qu’elles confèrent un caractère savant à l’écrit. Ces mots seront alors généralement mis sur le même plan que n’importe lequel des mots castillans du flux narratif. Par exemple, Chinampas, Tepixtotones, Mezecuales, ou encore Teocali et Huitzilopochtli. La normalisation presque immédiate de certains de ces termes n’est cependant pas pour surprendre si l’on considère l’horizon d’attente du lecteur et les écrits plus ou moins contemporains à cette œuvre. Pour teocali, on se souvient, par exemple, du long poème d’Heredia « En el Teocalli de Cholula ». Le terme faisait donc bien partie de l’« encyclopédie » des lectures de l’époque.

Il faut cependant noter que, conjointement à cette tentative d’intégration du langage de l’Autre-même américain, les italiques sont détournés de leur fonction première, qui se réduisait à ne citer exclusivement que le nahuatl (ou à faire des calques, c’est-à-dire à traduire des structures imitées de cette langue8). Leur usage se diversifie et renvoie à des configurations narratives multiples. Au fil des pages, les italiques, non seulement marqueur d’altérité, mais aussi marque de la citation, vont occuper la fonction traditionnelle et multiple des guillemets (pour leur part moins utilisés). Elles diront plus généralement toute forme d’étrangeté. Si elles peuvent ainsi souligner l’incorporation de l’altérité d’une vision dans une autre – par exemple, l’intégration des figures catholiques dans les croyances du personnage de Tecuixpa qui révèlent un entremêlement des visions et les écarts avec la lecture attendue du monde par les Aztèques (Gómez de Avellaneda, [1846] 1914 : 464 et 540) –, elles marquent surtout qu’un décalage s’effectue, entre la signification littérale des mots mis en relief et la situation concrète. Elles consistent donc à créer un effet d’emphase sur le contenu sémantique spécifique des mots (par rapport aux autres mots de la citation ou du flux narratif), contenu bien souvent tout à fait contradictoire avec ce que révèle la situation de l’histoire narrée. On notera ainsi l’indéniable ironie de l’emploi de l’expression amigos españoles, depuis la perspective des pensées de Moctezuma, qui met en relief les tensions latentes et fait écho aux diverses expressions péjoratives qui apparaîtront au fil des événements pour ensuite désigner les Espagnols (ibid. : 277). On pourra aussi se référer aux derniers propos de Guatimozín torturé (ibid. : 555). Les italiques peuvent également servir à citer plus précisément des termes espagnols renvoyant à des notions ou concepts que la voix narrative discute et redéfinit, tels que tiranía, libertadores,justicia ou encore barbarie (ibid. : 230-231) :

Entró Cortés con sus capitanes, todos perfectamente armados, mostrando en sus semblantes, a par [sic] del orgullo que les inspiraba su posición presente y las esperanzas de su futura gloria, el asombro de encontrar en la corte de un soberano a quien llamaban bárbaro, la magnificencia ponderada de las antiguas monarquías del Asia.

Dans ce sens, elles participent d’une certaine resémantisation, par une inversion des polarités. Elles déplacent en effet le sens d’un mot, non en changeant à proprement parler son signifié, mais en inversant les actants et leur domaine d’application. La vision ibérique du monde, telle qu’elle est définie par des personnages devenus les « advenedizos de Oriente » (ibid. : 275), n’est plus posée comme une évidence.

Le choix de discuter les concepts précédemment cités n’est pas pour surprendre, dans le cadre d’une idéologie qui apparaît dans nombre d’œuvres romantiques de l’époque des indépendances. Mais le recours à cet usage des italiques pour une mise en altérité de la langue, alors que certains mots nahuatl se voient normalisés et deviennent de plus en plus familiers pour le lecteur, est intéressant. Le retour opéré sur le sens même des mots et de leur idéologie, notamment ceux que l’on suppose être ceux des conquérants, montre donc encore que les sources qui légitimaient le discours constituent un matériau remanié en profondeur, dans le texte romanesque qui s’émancipe de la chronique. De plus, avec ce mouvement de normalisation-resémantisation, la démultiplication des voix, dans leur forme et contenu, fait de la matière textuelle le lieu même de l’hybridité linguistique. Plus encore, le lieu d’un nouveau langage fictionnel.

La tentative d’intériorisation et surtout d’appréhension du monde aztèque depuis un point de vue nouveau repose sur des pratiques flottantes et inventives qui, de fait, parviennent à interroger l’altérité et l’identité. Dans ce sens, la fiction avellanédine montre tout autant des limites que la mise en place d’éléments novateurs et féconds. Sur le plan formel et esthétique, le texte est traversé par des modifications qui en font un flux hybride. En nous menant ainsi à considérer l’hétérogénéité linguistique des mondes américains, dans une perspective qui n’est plus celle du discourschronistique, l’œuvre opère en effet un « déplacement de l’intérêt de la langue vers le langage » puisque la « langue d’écriture » devient une langue mouvante, une « langue d’étrangeté » (Mencé-Caster, 2002 : 31-32). Ambivalente, elle révèle une surprenante capacité à interroger diverses paroles et pensées, c’est-à-dire des visions, toujours relatives, dans un récit qui s’essaie à dire, plus que toute autre chose, le choc de multiples visions, l’incompréhensible. En interrogeant le verbe par les italiques, la narration révèle qu’elle se situe à l’interstice de deux visions qu’elle n’entend pas seulement confronter. Consciente de la relativité des représentations, elle les surplombe, sans les circonscrire. On note par exemple que la resémantisation par les italiques ne repose pas sur la seule inversion des polarités et des hiérarchies. Ainsi, la notion de tyrannie, qui est régulièrement interrogée, n’est pas sans faire écho à un exposé initial de la pratique du pouvoir par Moctezuma au premier chapitre. Dans la même perspective, si l’œuvre se plaît à mettre principalement en scène le fanatisme religieux et la cruauté des Espagnols, ces caractéristiques ne sont pas l’apanage de ces derniers (Gómez de Avellaneda, [1846] 1914 : 425).

À partir des différences linguistiques, le texte présente d’ailleurs des réflexions métadiscursives, allant de la considération purement lexicale à l’évocation du fonctionnement d’ensemble d’un système de langue et de représentations. En intégrant ces réflexions à la question des modalités de la création, Gertrudis Gómez de Avellaneda passe alors du propos métadiscursif et métalinguistique au propos métalittéraire. Les notes concernant le suffixe zin donnent lieu à des remarques sur le sens et les connotations comprises dans cette forme, d’après l’usage qui en est fait dans les manuscrits « mexicains », et à des réflexions sur le caractère agglutinant du nahuatl (ibid. : 227). L’une d’elles se termine de la manière suivante : « Nosostros suprimimos en este y en otros varios la sílaba final, por evitar al lector la confusión entre tantos nombres como habremos de emplear con terminación idéntica » (ibid. : 230). En montrant les rouages du filtre créatif, l’auteur fait donc tomber le « masque » et l’« illusion » qui caractériseront l’ethnofiction (Lienhard [1989] 1992 : 190-191). Par le rappel de l’existence de l’œuvre comme élaboration et création, la visée pseudo-mimétique est niée. Plus qu’un discours qui imite pour revaloriser, ici se dessine un discours qui commente les formes de représentations dont témoigne le langage. Et il ne s’agit pas seulement de celui des personnages, mais aussi de celui du texte lui-même.

L’affichage des choix et sélections effectués dans l’œuvre, pour construire l’univers de ses représentations, participe d’ailleurs de l’établissement des passerelles entre langue et langage propre à l’œuvre fictionnelle, et facilite l’entremêlement des voix. À cet égard, le cas du mot Altepetlalli est intéressant. Outre son introduction périphrastique et l’adjonction d’une traduction entre parenthèses, il se voit encore complété d’une note envisageant une variation linguistique, à partir du discours des historiens qu’elle confronte (« Así las designa Clavijero: Robertson las llama Calpulé » (Gómez de Avellaneda, [1846] 1914 : 259)). Introduit dans un dialogue, où il est employé par le personnage de l’ancien Guacoloando, qui présente sa société à Cortés, le mot traduit entre parenthèses, dans le corps du texte, est donc ensuite également repris à la charge du narrateur et, avec cette note, à celle de l’auteur. Le jeu d’entremêlement des instances du discours n’est pas seulement révélateur du caractère ténu de la frontière séparant instance auctoriale et voix narrative. Il confère un statut particulier à cette voix hybride qui prend ses distances avec ses sources. Certaines notes s’éloignent alors du seul propos pédagogique et savant, pour achever très manifestement le processus de subversion de l’hypotexte. C’est en effet très explicitement que certaines présentations rectifient le discours originel.On trouve ainsi, à propos du mot Teutlis : « Ya hemos dicho que en nuestro concepto la traduccion más exacta de la palabra Teutlis es caballeros. Clavijero la traduce señores. B. D. del Castillo dice erróneamente que significa dioses » (ibid. : 260), ou encore « Villanos. Robertson los llama Mayeques; pero la verdadera significación de Mayeques es labradores » (ibid. : 260).

Guatimozín est une narration qui montre donc très clairement qu’elle manipule à loisir ses sources. Telles qu’elles se tapissent dans le texte, ces dernières renvoient, directement ou indirectement, à diverses formes de la transtextualité. Outre l’intertextualité, on relève donc aussi un véritable rapport de métatextualité qui, dans une certaine mesure, permet à l’auteur de se poser elle-même en historienne, ce qui renvoie finalement à une relation d’architextualité, avec ce statut qu’elle s’attribue, de fait, en rectifiant le discours des premiers. À ce sujet, une étude des notes révèle les divers positionnements de l’auteur, qui ne se cache plus, mais qui affronte la voix de l’autre et tient alors sur celle-ci un discours métatextuel. Par conséquent, dans le jeu de détournement du cadre comme de la lettre des textes en interférence, nous sortons de l’intertextualité stricto sensu, et de la mise en place d’une nouvelle chronologie, pour passer à une subversion de la teneur idéologique impliquant une traversée des langues et des signifiés. Au sein d’une fiction, dont le propos est tout autant métadiscursif, métalinguistique, métalittéraire que d’ordre historiographique, de nombreuses questions sont posées quant à la mise en rapport des discours, et à la traduction-réécriture comme aventure du langage.

Le contexte des écrits avellanédins est celui des littératures romantiques hispano-américaines et caribéennes, fortement marquées par leurs modèles européens, et qui n’ont pas encore tout à fait intégré toutes les potentialités de l’idiome –ou plutôt de la pluralité idiomatique–, à ce moment souvent simplement conçu et mis en scène en tant que marqueur identitaire. À cette époque, l’idiome ne renvoie généralement pas à une praxis assumée et n’est pas le vecteur privilégié du récit mémoriel d’un territoire américain, national ou régional. Rappelons-le, dans la quête d’affirmation «nationale», il s’agissait de valoriser et de caractériser le territoire par ce truchement, mais en reprenant essentiellement une langue pratiquée par ceux-là mêmes qui ont contribué à forger une vision exogène de l’espace. En sortant de ce seul cadre, Guatimozín est donc bien le lieu innovant d’une certaine modernité littéraire. En son temps, à défaut de pouvoir proposer des solutions plus satisfaisantes (par exemple celles de l’expérimentation des textes néo-indigénistes de la deuxième moitié du xxe siècle), le texte montrait des réflexions relativement aiguës, autour des problématiques et enjeux esthétiques de l’expression d’un monde pluriculturel, et de ses expériences fondatrices. Il est écriture de la Relation au sens glissantien du terme et véritable praxis en mouvement, qui refond déjà les discours chronistiques et historiques.


Notas:
1 Les réflexions proposées dans cet article reprennent brièvement certains des points développés dans la thèse de doctorat de Joséphine Marie, 2013, Les Amériques caribéennes et hispano-américaines dans les narrations de Gertrudis Gómez de Avellaneda: de la vision romantique aux regards postcoloniaux, Paris, Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle.

2 Cette stratégie de légitimation de la parole romanesque, soucieuse de « vérité historique », apparaît aussi dans la leyenda ou tradición, El Cacique de Turmequé, réécriture de la chronique El Carnero de Juan Rodríguez Freyle (1636) publiée dans les œuvres complètes de G. Gómez de Avellaneda (1869-1871). D’ailleurs, le second récit, également trompeur, ne se contente pas non plus de cette modalité d’exploitation des chroniques, présentées comme sources d’information et paroles d’autorité qui deviennent la vitrine du texte. Il ira, par exemple, jusqu’à inventer une citation.

3 Cette dynamique rappelle celle des Memorias, premier texte de l’auteur, non destiné à publication. Dans ce texte manifeste de la Cubaine, les descriptions de l’Europe nouvellement découverte reprennent le référent cubain initial comme point de comparaison, la rhétorique de l’émerveillement, et l’évocation de la faune et de la flore, ou des habitus de l’autochtone, inversant, par exemple, les visions duDiario de a bordo de Colomb, notamment dans le récit du 21 octobre 1492.

4 D’après la distinction entre le lieu et l’espace établie par Michel de Certeau. Le lieu, situé à un endroit « propre », est une configuration instantanée de positions, un indicateur de stabilité (que l’on rattache ici à la représentation figée, au tableau). La notion d’espace désigne une zone traversée par le mouvement, et produite par les opérations qui l’orientent, le circonstancient, le temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyvalente. Elle n’a donc ni l’univocité ni la stabilité d’un « propre » (De Certeau, 1990 : 172, 173).

5 Une sorte de « nulle part », expérience combinée du lieu anthropologique et de ce qui n’est plus, paysage et regards vidés de tout sens, absence d’identité et de mémoire (Augé, 1992 : 117-140). Cette notion renvoie donc à des espaces-temps qui refusent tout ancrage.

6 « No concibo cómo está oscurecido hasta el momento de su coronación un personaje que tanto figura después en la historia de la conquista, y que es indudable debió figurar antes, puesto tan alto precio se granjeó entre sus compatriotas que le elevaron al solio, a pesar de sus pocos años y en circunstancias tan críticas » (Gómez de Avellaneda, [1846] 1914 : 322-324).

7 « Se invierte aquí la utilización del tiempo histórico al que se alude a posteriori dando primacía a la ficción, pero cerrando el epílogo con una nota de verdad histórica » (Guicharnaud, 1994 : 114).

8 Cohérent avec les représentations et types mis en évidence dans le lieu-patrimoine, ce phénomène est un exemple de la « fabrication d’un discours ethnique artificiel », qui cherche à « créer l’illusion » que le monde représenté nous parle directement. Ces modalités, ces croyances et cette imagerie, mobilisées dans l’expression des représentations, révèlent bien « la contradiction des caractéristiques occidentales du texte littéraire » dans son écriture, sa langue, sa forme globale, et dans « un discours narratif qui feint d’être indigène et oral ». C’est-à-dire autant d’éléments que l’on retrouvera, plus tard, dans l’éthnofiction (Lienhard, [1989] 1992 : 190-200).



1 comentario:

  1. No dudo que el escrito sea muy interesante pero... ¿ lo pueden traducir al español para poder leerlo?

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